mardi 10 février 2015

1937 - Vive les congés payés ! Vive la mariée !







Pauline Carton et André Berley "Sous les palétuviers" (1936) extrait



Mamie des Granges raconte comment Georgette Grassot a connu son mari Henri Peyremorte pour devenir Georgette Peyremorte.


Depuis 1935, je travaillais au Crédit Lyonnais. Maman m’avait faite embaucher au terme d’une démarche auprès du directeur, en faisant valoir le mort de mon papa et ma formation de sténo-dactylo
Peu de temps après, le directeur m’a dit : “Mlle Grassot, vu les événements actuels, vous avez droit à un jour de congé par mois, vous êtes là depuis 6 mois, vous avez donc droit à 6 jours. ”

Maman a décidé que nous irions les passer à St Nazaire le Désert, à l’hôtel Aubert tenu par les petits cousins du côté de ma grand mère.

Il y passait beaucoup de monde. Un jour il arrive une superbe voiture bleu marine, toute neuve, magnifique. “Ouh voilà M. Peyremorte, oh la la, c’est un bon client celui là, quand il vient, vous allez faire sa connaissance, il est charmant vous verrez ! ”. Il achetait des noyers et se trouvait accompagné d’un autre acheteur de Bordeaux, M. Teiller.

Le soir, on s’est mis autour d’une table avec les quelques autres pensionnaires. C’était un joyeux luron, il s’est mis à nous faire les lignes de la main. On a bavardé comme ça.

Le lendemain je l’ai revu et il m’a proposé de l’accompagner avec son collègue : “ Votre Maman ne vous laisserait pas venir avec nous pour faire une tournée ?” Maman a accepté à la condition de nous accompagner (ça paraissait tout à fait normal à l’époque).


Georgette Grassot et Henri Peyremorte à la plage 1937


Mère et fille purent à cette occasion tout apprendre du bois de noyer qu’il soit sur pied ou abattu, Henri Peyremorte leur fit la démonstration de ses talents de connaisseur et d’acheteur. Cette tournée dans le sud de la Drôme ayant duré deux ou trois jours, l’équipée aboutissait le soir dans de “ chics hôtels ”. Bref, comme le dit mamie :

On a acheté du bois et M. Peyremorte ne m’a pas lâché. C’était réciproque : j’en pinçais pour lui. Il était charmeur, beaucoup de bagou, il était bien, physiquement. Il était très bien, grand, bien charpenté, de beaux cheveux tout frisés. Il faisait ses tournées, et cet automne là, quand je voyais à la sortie du Crédit Lyonnais, deux phares qui s’allumaient, je savais que c’était lui qui venait me chercher. Il était divorcé. Son ex-femme, la Paule Prémayon, avait foutu le camp pendant ses absences. Elle était sage-femme, intelligente, très jolie. Tous les docteurs de Romans la connaissaient bien, si bien qu’elle s’est faite construire une clinique aux Méannes, la clinique “ Baby-babette ”. Elle avait mon âge exactement. Le papa avait eu avec elle un fils, Robert dont il ne s’occupait pas du tout. Elle ne s’en occupait guère mieux : il vivait chez sa grand-mère à la campagne. Comme M. Peyremorte oubliait régulièrement de payer sa pension alimentaire, j’ai un jour reçu une lettre d’elle qui disait que “M. Peyremorte ferait mieux de payer sa pension alimentaire au lieu de penser à se marier ”. Moi je m’en foutais, elle pouvait bien dire ce qu’elle voulait j’en pinçais pour lui.
Quatre mois plus tard, en janvier 1937, on se mariait dans son village à La Laupie, pas loin de Montélimar, chez Duvoisin. Après la soirée on est parti “ Au relais de l’Empereur ” à Montélimar. C’est là que j’ai perdu ma virginité. 


Georgette et Henri Peyremorte voyage de noces en Corse janvier 1937

Pour notre voyage de noces, il m’a dit on va aller en Corse. Lui avait l’habitude de voyager, il avait presque fait le tour du monde pour les bois exotiques : il avait été à Buenos Aires, à … 

Au mois de janvier, la traversée pour la Corse, la merde ! On n’a pas pu embarquer la voiture, la mer était trop mauvaise, il faisait un temps de chien. J’étais déjà un peu dégoûtée par la Corse. Pour les mêmes raisons, “ Le Bonaparte ” n’a pas pu rentrer dans le port, on a dû débarquer en petite barque. Quelle aventure ! Heureusement après ça s’est bien passé : Nous avons loué une Peugeot avec laquelle on a fait une partie du Maquis. Quand on arrivait dans un village, tous les gamins accouraient. 
Je me souviens de St Florent, un joli petit port de pêche. On descendait dans de jolis hôtels. 
Les corses ? Charmants ! On est resté une dizaine de jours…





Adios Nonino Astor Piazzola

1927-1937 - Une jeune travailleuse

Char de la maison Rivoire pour une cavalcade avec Georgette Grassot au centre


Où mamie des Granges déroule son CV de jeune travailleuse de 1927 à 1937, date de son mariage.



J’ai passé mon certificat d’études à 12 ans puis je suis resté jusqu’à 15 ans à l’école supérieure. Mon papa s’étant couché, il fallait que je travaille. Je suis d’abord rentrée comme “petite main” dans une fabrique de corsets qui se trouvait sur la place Aristide Briand (le champ de Mars).

Ma première paye, c’était combien ? 50 Francs ? Je l’aurais publiée dans la rue tellement j’étais heureuse ! J’y suis resté un certain temps, peut-être 2 ans. Je commençai à piquer à la machine. Maman, quoique illettrée – elle écrivait comme elle parlait - m’a dit “ tu vas pas rester là tu vas apprendre la sténodactylo ”.

Elle m’a ainsi faite rentrée “Au Bureau Moderne ” pour y faire un stage de 3 mois.

Une fois formée, j’ai été embauchée dans une fabrique de chaussures, la maison Rivoire, rue Amblard, qui était une entreprise importante : il y avait une centaine d’ouvriers. J’y suis resté 6 ans. J’étais la plus jeune. Je me souviens que j’avais une frousse terrible du téléphone, je n’osais pas m’en approcher. c’est une dénommée Juliette, qui est morte depuis, à 93 ans, qui me l’a fait apprivoiser.


La France en crise du début des années 1930

 

En fait, les affaires marchaient mal. On y a fabriqué des chaussures de chasse puis de chaussures de femmes sans que les difficultés ne soient pour autant surmontées. Le personnel a par conséquent été renvoyé petit à petit et pour finir l’entreprise a été mise en liquidation. Le liquidateur était un certain Monsieur Samson. Je suis restée la dernière à vendre en direct de l’usine le stock. J’ai fait ça plusieurs années seule.
Après Rivoire, fin 1935, je rentrais à mon tour au Crédit Lyonnais. Je l’ai quitté quand "les boches" nous ont occupé.



Charles Trenet Le soleil a rendez-vous avec la lune 1939

 

Sauvé de l’Education Nationale par un futur président de la République, à moins que ça soit par des “ grives sur canapés ”







Mistinguett Je cherche un millionnaire (1937)


Quand j’ai connu mon mari, maman bazardait tous les meubles de la maison de St Nazaire le Désert qu’elle voulait aussi vendre. Mon mari a stoppé net ce grand nettoyage. C’est ainsi que nous avons récupéré par la suite le seul meuble potable, le secrétaire. Nous avons été le chercher avec son camion et l’avons installé chez Chapelon.

Dans cette maison, ma grand mère Fanny Grassot, née Aubert avait tenu une auberge. Elle s’était remariée avec mon grand père, un représentant d’essence de lavande qui était le maire de St Nazaire.
Bonne cuisinière, elle était renommée pour ses grives sur canapés. Loubet le futur président de la république, en était fou. C’était un ami de mon grand père. C’est d’ailleurs, grâce à lui que mon papa a pu démissionner de l’Education Nationale sans avoir à rembourser les 10 000 F de l’Ecole Normale. Il put ainsi faire carrière au Crédit Lyonnais.
Par Loubet, il y avait pas mal de repas qui se faisaient à l’auberge, des types biens, si bien qu’il y avait de l’argenterie, beaucoup de linge de maison mais ma tante Clémence, la sœur de mon père qui a occupé cette maison après la mort de ma grand mère, par misère, a vendu tout cela petit à petit à l’hôtel Aubert tenu par des cousins.

Émile Loubet


Maman précise :


Ma mère était l’unique héritière par son père de la maison de St Nazaire le Désert. Quand mon père a connu ma mère, ma grand-mère venait de liquider les meubles, tout ce qu’il y avait dedans, et elle voulait la vendre. C’est mon père qui l’a empêché de la bazarder.
Ma mère a passé son enfance dans cette maison, en particulier quand son frère et sa sœur sont morts à un an d’intervalle, et où pendant une année, elle a été à l’école du village. En effet, Victor, 18 ans puis sa sœur Suzanne, 14 ans, furent emportés par la tuberculose.

Joseph, Victor et Marie-Pascaline Grassot, Rose Pic et les Courbis c. 1904 au 18 quai Thamaron à Bourg les Valence


Mon père a vendu cette maison bien plus tard, je devais avoir 12 ans. Je l’ai connue, une maison immense sur la place. Longtemps inoccupée, mon père y a mis des ouvriers, puis un couple : il  voulait y faire un hôtel, il sentait venir que c’était un coin où viendraient des touristes. Il avait installé des lavabos dans toutes les chambres, il avait essayé de moderniser et puis ça n’a abouti à rien, ça n’a pas rapporté d’argent, les gens n’ont pas été sérieux, ça a tourné en eau de boudin. Pour finir, mon père l’a vendu à la mairie de St Nazaire qui l’a transformé au point que je ne l’ai pas reconnue lorsque j’y suis retourné : on dirait un immeuble maintenant.


Secrétaire Empire

1918 - Surtout pas paysan, marchand de bois !



Henri Peyremorte





Charleston années 20


Mamie raconte comment son mari, Henri Peyremorte, est devenu un “ super acheteur ” de la Maison Miguet. Maman accorde à son père de bonnes raisons d’avoir fui la ferme familiale. 



Mon mari avait dix ans de plus que moi quand on s’est connu, il était marchand de bois en son nom personnel. Un fin acheteur qui était redouté des autres marchands de bois car, quand Peyremorte passait, pfuiiit ! Il ne restait plus rien.

Il revendait tout le bois qu’il achetait exclusivement à la “ Maison Miguet ”, une grande usine de tranchage de Paris. Il n’élargira sa clientèle que plus tard. Il avait d’ailleurs un domicile à Paris, avenue Daumesnil.


Fils d’un petit paysan qui ne voulait surtout pas le devenir, il était monté à Paris à l’âge de 17 ans.Il avait dû rentrer comme ouvrier chez Miguet. Il y avait appris le bois et son négoce, pour finalement devenir un fournisseur de cette maison. 

J’ai connu M. Miguet, le père, il disait que Peyremorte était son meilleur acheteur, et quand il descendait à Valence, il nous invitait toujours à “ la Croix d’or ”, l’hôtel-restaurant le plus chic.



ABCD, Raoul Hausmann, 1923-1924


Maman rajoute


La jeunesse de mon père à La Laupie, c’était une ferme. Il est né en 1901. Sa mère n’était pas une raffinée, c’était une paysanne abrupte, plutôt âpre au gain. Il avait en revanche un père très gentil, très croyant et que sa foi avait civilisé, mais un homme faible, très probablement. C’était Marie-Lumina qui faisait marcher la boutique. Elle était rude, avec mon père, c’était le futur paysan : elle l’a tout de même fait coucher toute sa jeunesse dans le foin.
Elle avait aussi une fille, affligée d’un pied bot. La grande honte ! Pour s’en débarrasser, elle l’a marié avec un type qui avait vingt ans de plus qu’elle, un avare fini et qui l’a faite claquer à 30 ans de la tuberculose. Définitivement, mon père n’a pas été élevé dans la tendresse.



Marie Lumina, la mère d'Henri Peyremorte

Georgette Peyremorte, sa mère Marie Pascaline Grassot Michèle Peyremorte et les beaux parents de la Laupie

La jeunesse d’Henri Peyremorte

Chocolaterie d'Aiguebelle à Donzère (26)


Henri Peyremorte militaire (1923-1924)

Le récit de maman

Mon père Henri Peyremorte est né le 1er janvier 1901 à La Laupie, dans la ferme paternelle, à côté de Marsanne. Ses parents étaient Marius-Michel Peyremorte héritier de la propriété, et Marie-Lumina Beaume, originaire de Uchaux près d’Orange dans le Vaucluse. Marie-Lumina et Marius se sont connus en tant qu’ouvrier et ouvrière à la chocolaterie d’Aiguebelle, ce qui laisse penser qu’ils étaient relativement pauvres pour avoir été envoyés travailler dans ces conditions par leur famille. 





Michèle et Henri Peyremorte à Sainte Maxime 1949


Mariés, ils revinrent sur la propriété de la Laupie, 6 hectares de vignes, d’amandiers et d’aulx. Ils eurent deux enfants, Henri et Jeanne. Jeanne est née avec un pied bot, ce qui faisait d’elle une boiteuse avec une grosse chaussure.

En raison de cette infirmité, Marie Lumina maria sa fille dès qu’elle le put avec un homme beaucoup plus âgé qu’elle, M. Genest, agriculteur près de Montélimar. Cela ne lui porta pas chance : après avoir eu deux enfants, André et Yvette, elle mourut de la tuberculose alors qu’ils étaient en bas âge. Genest se remaria rapidement avec une « marâtre » qui les fit souffrir toute leur enfance de son intempérance (elle buvait). Je ne l’ai vue qu’une fois et je me souviens d’elle comme d’une horrible sorcière.



La Laupie - Drôme


Quant à mon père Henri, il grandit dans la ferme avec une mère assez dure mais un père dont il parlait toujours avec émotion. Marie Lumina était vraisemblablement accaparée par les difficultés matérielles pour vivre sur une très petite propriété. Elle avait un esprit revendicatif et a parlé pendant des années de la voisine qui lui avait volé sa poule noire.

Mon père a souvent dit que dans son enfance il dormait dans le local où l’on remisait le foin. Il rappelait aussi qu’il n’était allé à l’école que jusqu’à onze ans et encore dans les périodes où il n’y avait pas de travail à la ferme.

Il était aussi de l’époque où une orange à Noël était un fameux Noël.

Lorsque Henri devint un jeune homme, très beau garçon d’après ceux qui l’ont connu, sa mère nourrit l’espoir de lui faire épouser Marie Peysson sa voisine et copine d’école. La propriété des Peysson ajoutée à la propriété Peyremorte eut comblé Marie Lumina. Malheureusement, Marie Peysson si gentille soit elle était beaucoup trop poilue et ne faisait pas vibrer Henri… 



Paris,  rue de Belleville


A 17 ans, trouvant la propriété trop petite et la terre trop basse, Henri partit pour Paris avec comme unique bagage sa connaissance des arbres et en particulier des noyers. 

Il trouva du travail dans une usine de tranchage, les établissements Miguet dans le 12e arrondissement de Paris. Il y devint rapidement un des meilleurs acheteurs, ce qui lui valut de voyager, il a toujours été vague, il a parlé de bois exotiques, d’Amérique du sud ( ?). Il resta à Paris 17 ans en habitant Belleville.

Il parlait avec une certaine nostalgie de cet épisode
parisien, il a dû y mener joyeuse vie, il était assez fier d’avoir été l’amant de la nièce de Mistinguett.


Il parlait d’un couple, les Brome que je vis une fois ou deux dans mon enfance et qui lui rappelait « la belle époque » en riant aux éclats de faits que ma mère ignorait et dont elle écoutait le récit avec un air perplexe.

Puis il regagna la province pour se marier une fois avec Paule Premayon.

Avec Paule Premayon, l’histoire ne dura pas très longtemps ; c’était une fort jolie femme, sortie d’une famille de paysans d’Alixan, à qui son Brevet Supérieur, diplôme très reconnu à l’époque, avait donné le droit d’être institutrice…Vocation assez brève puisque rapidement, elle devint sage-femme, je ne sais après quel parcours…. Sa formation n’était pas très au point quand elle connut Henri Peyremorte car elle fut rapidement enceinte : à l’époque, mariage rapide obligatoire…. Naissance de Robert en 1930. Henri voyageait beaucoup car il était redevenu acheteur de noyers dans la Drôme et l’Isère, très riches à cette époque là de superbes arbres.


Mais, lorsque leur fils Robert eut 18 mois, Paule fit la malle, Henri se retrouva dans un appartement vide et là s’arrêta leur histoire ; leur fils Robert fut confié aux grands-parents d’Alixan, son père essaya bien de le voir, au début, mais on devait le lui amener à la Mairie d’Alixan, ce qui ne fut jamais fait… la fibre paternelle ne le tenaillait pas beaucoup, 10 ans passèrent, il fit une autre tentative mais le gamin refusa de le voir et ce fut fini jusqu’en 1953, Robert avait 23 ans et il débarqua un jour dans la vie de mes parents et dans la mienne….mais c’est une autre histoire…(Il eut deux filles Nicole et Sylvia, mes nièces préférées et les seules d’ailleurs). 


Michèle et Robert Peyremorte Granges les Valence


En 1938 Henri Peyremorte épousa en seconde noce Georgette Grassot, union dont je suis issue. A cette époque et jusqu’à la deuxième guerre mondiale, il gagna probablement pas mal d’argent, mon enfance fut matériellement facile.

Après la guerre, dans les années cinquante, les affaires continuèrent avec plus ou moins de bonheur. Il continua à vendre au fils de son ancien patron, Philippe Miguet, puis à Monsieur Adler qui resta son client jusqu’à la fin de son activité.

Dans ses affaires avec Adler, je me souviens que lorsque mon père lui avait bien vendu ses noyers, achetés sur pied et transportés par ses soins sur un chantier grangeois, surtout lorsqu’il lui avait refilé quelques noyers « gélifs », il parlait de lui en disant « Monsieur Adler », par contre lorsque Adler avait été plus perspicace et donc moins généreux, mon père furieux parlait de lui en disant « ce sale youpin »… Un jour Monsieur Adler marié sur le tard annonça avec bonheur la naissance de son fils Alexandre, mes parents firent un cadeau. On peut supposer que le journaliste chroniqueur Alexandre Adler qu’on peut entendre chaque matin sur France Culture est le rejeton en question.




"Mon homme" dans la comédie musicale "Mistinguett, la reine des années folles"

1937/1942 - Jeunes mariés en pension chez la belle-mère




Marie pascaline Grassot et ses pensionnaires mormons





La règle du jeu de Jean Renoir (1939)


Mamie évoque les cinq années passées par son jeune couple chez sa mère, Maman son grand-père et ses trois premières années chez sa grand-mère.


Une fois mariés, nous avons habité chez maman, à Valence, dans son appartement, au rez de chaussée du “ 6, rue Cartelet ”, non loin du Crédit Lyonnais. On couchait dans l’alcôve de la salle à manger. Maman, elle, couchait dans la cuisine.
On y est resté cinq ans, jusqu’en 1942, date à laquelle on est venu habiter aux Granges chez Chapelon.
Maman tenait pension à midi, notamment pour des employés du Crédit Lyonnais.





Marie-Pascaline Grassot



Maman rajoute


Mon grand-père s’est couché à 55 ans, immobilisé par des rhumatismes et il est mort à 65 ans. C’était un homme discret, intellectuel, il lisait beaucoup. Il tenait un peu salon, il se tenait dans l’alcôve de la salle à manger, on ouvrait le rideau la journée et il pouvait discuter avec les visiteurs. ça le maintenait dans la vie, il avait les nouvelles, il parlait de politique.

C’est dans cette même alcôve que mes parents ont couché pendant les cinq années après leur mariage. Ma grand-mère avait une chambre dans laquelle je dormais. Pendant mes trois premières années, ma grand-mère s’est beaucoup occupée de moi, c’est elle qui se levait la nuit (sa fille ne pouvait pas : elle travaillait le lendemain…). Elle n’a sans doute pas dû être ravie de nous voir partir. Je suppose donc que ma mère pendant ces années a continué sa vie de jeune fille travaillant, avec un homme dans son lit en plus, et une petite fille qui faisait des risettes.
 
Michèle et Georgette Peyremorte et MP Grassot Arcens 1942



1939/1942 - Ravitaillement en zone libre






La traversée de Paris de Claude Autant-Lara




Avant 42, on était tranquille, y avait pas grand chose à manger mais avec mon mari, il était tellement débrouillard qu’on n’a jamais manqué de rien. En plus, on a connu les Gilibert qui tenaient une boulangerie à St Barthélémy le Plain : on allait y chercher du pain et d’autres marchandises.


Maman précise : 

Mon père qui travaillait encore faisait du marché noir. J’étais complice puisque tout cela était logé sous mes couches.

1942/1944 - Quand les boches arrivent et les alliés bombardent…


Les bombardements Anglo-Américains sur la France (1940-1945) 



Quand les boches sont arrivés, je travaillais, maman gardait la petite. J’ai finalement donné ma démission, ça me disait rien avec ces évènements. Quand on est venu habiter chez Chapelon, Michèle avait 3 ans.

Maman se souvient :

La maison était près du pont, on était très mal placé puisqu’il y a eu plusieurs bombardements. On allait dans la cave de voisins, les Chanteperdrix. Ils avaient une cave voutée.

Pour le bombardement des américains en été 44, il y avait eu un ordre d’évacuation des Granges. Il faisait chaud. Je revois très bien du melon sur la table dans la salle à manger – je n’ai plus pu manger du melon pendant des années -, je ne sais pas pourquoi on était dans la salle à manger, une valise au milieu du couloir, ma mère qui s’affolait pour la remplir, mon père qui disait “ on s’en va, on s’en va, on n’a besoin de rien ” et moi qui pleurait parce qu’on voulait me faire lâcher mon poupon. La traction de mon père ayant été confisquée par les allemands, on est parti en vélo, une valise mal ficelée sur le porte-bagages qui menaçait de virer à chaque secousse et une bouteille de vin coincée je ne sais pas où. Elle s’est cassée alors même qu’on n’était même pas au bout de la rue de Crussol, mon père de jurer comme un templier parce qu’il avait perdu son pinard ! 




 

On est allé jusque chez Mme Boissier qui était une vieille dame amie de la famille sur la route de St Péray et là y avait un abri enterré dans le jardin, on s’y est réfugié et lorsque l’alerte a été terminée, on s’est retrouvé dans un camion ouvert avec lequel on a été à Toulaud dans un petit café où il y avait plein de réfugiés. On y a dormi à trois dans un lit de 90. Le lendemain on a voulu aller à Lamastre.

Entre temps, mon père était reparti en vélo, ma mère l’avait renvoyé voir ce qu’était devenu sa mère, elle se faisait du souci pour elle. Il croisa des colonnes allemandes, ce qui l’amena à se cacher dans les pêchers. Il a fini par arriver aux Granges. Le pont avait été bombardé mais il tenait tout de guingois, il a réussi à passer le pont et à retrouver ma grand-mère. Son appartement avait été bombardé, elle était hébergé par des gens. 


On est arrivé à Lamastre, ça venait d’être bombardé, il n’y avait plus une vitre aux fenêtres, alors on a continué sur Laragne.

Je revois Laragne, un petit village, une petite rivière où on allait se tremper les pieds. Mais surtout ce qui était terrible c’est que cet hôtel comme il était plein de réfugiés, il était plein de punaises. On se grattait à longueur de temps parce qu’on arrivait pas à se défaire des punaises. On y est resté 3 semaines sans rien avec nous, privé de nouvelles jusqu’à ce que ma mère me dise : “On fout le camp ! On rentre à Granges !




Faubourg St Jacques à Valence après le bombardement d'août 1944


Mamie : 

On est arrivé chez nous rien n’avait bougé : il y avait encore le melon sur la table, tout était en place, point de vol, d’autres avaient été moins chanceux….

Maman : 

On avait su que les Granges avaient été visités par des troupes allemandes, les mongols (?), ceux-là, tout le monde en avait très peur, ils avaient la réputation de piller, de violer…

De même, une famille qui avait une maison au bord du Rhône… On disait que c’était la maison la plus solide et que jamais, il n’y arriverait rien. Tout le quartier s’était entassé dans sa cave, il y a eu au moins 25 morts. Il est tombé une bombe dans le jardin, une sur la maison et une dans la cour. On a bien rebouché, on n’a même pas sorti les gens. Ça avait beaucoup bouleversé les Granges. 


Maman : 

Comme ils étaient près du pont, ma mère avait déménagé son manteau de peau de lapin chez ma grand-mère qui habitait Valence : ça craignait moins en pleine ville… Comme c’est en fait la maison de ma grand-mère qui a été bombardée, je revois encore ce manteau après la guerre, c’était une passoire. Pendant des années, j’ai entendu mon père dire : "dire qu’on avait un manteau de fourrure et qu’on a été le mettre dans une maison qui a été bombardée…".

En 44, les américains bombardaient tellement de haut qu’ils ont loupé une partie du pont mais chopé la moitié de la ville, ils ont chopé l’hôpital, la maternité et toute la basse-ville. Ce sont les anglais, la RAF qui ont terminé le travail en bombardant en rase-mottes.



Pont de Valence détruit par l'armée française en 1940 avant l'installation d'un pont Pigeaud

Mamie :

Ma grand-mère n’allait jamais dans les abris, un vieux monsieur au-dessus de chez elle non plus. Mais cette fois-là, ça dégringolait de partout, elle a trouvé que ça pétait un peu plus fort. Elle y est allée. Pas son voisin ; il est mort.

Pour aller voir maman, on a pris une barque et on est allé atterrir chez une cousine d’Henri, une modiste qui habitait rue Emile Augier. On a couché chez elle. Maman était dans un lieu pour réfugiés. Après s’être vu, on a repris la barque pour retourner aux Granges. On pouvait faire la navette entre Granges et Valence mais dans des conditions tout à fait épiques.

Nous avons ensuite gardé maman un an à la maison jusqu’à ce qu’elle soit relogée à Valence dans un petit appartement. Elle avait récupéré, peuchère, des bricoles dans les décombres. Elle y est resté jusqu’à 82 ans. 


Maman :

Ce sont " les enfants du Rhône ", une association sportive de jeunes qui faisaient des joutes, qui assuraient ces traversées. 

Le Rhône était très fort, je hurlais tout le temps, de peur, toute la traversée, ma mère était aussi morte de trouille, elle ne savait pas nager. 
Le bac, ça a duré pendant des années, au moins 2 ans. Après, ils ont fait un espèce de pont suspendu avec un passerelle de chaque côté pour les piétons qui a duré jusqu’à la construction du pont actuel. 





The Bombardier's Song (1944) - Bing Crosby and The Music Maids 



Maman :

Je revois ma grand-mère dans les décombres de sa maison, avec un turban sur la tête en train de trier ses reliques : elle sortait les photos de ses enfants morts qui avait un peu roussi mais qu’elle a sauvé. Elle ne cherchait que cela, les photos de ses enfants. Elle avait ressorti un canapé, des petits meubles, des petits trucs. Comme c’était au rez de chaussée, je suppose que c’était un peu protégé. Elle a toutefois été indemnisée : elle a touché des dommages de guerre qui lui ont permis de vivre jusqu’à sa mort.


Marie-Pascaline Grassot et ses deux enfants Victor et Suzanne

Victor Grassot